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Gnose et gnosticisme

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Gnose et gnosticisme

Introduction

À force d’entendre le catharisme se faire traiter de religion gnostique sans qu’aucun de ceux qui l’affublaient de ce qualificatif soit capable de me dire précisément ce qu’il entendait par là, j’ai fini par trouver nécessaire d’essayer de rationaliser cela afin d’en tirer des conclusions dignes d’intérêt.

En effet, si beaucoup trouvent normal d’affirmer sans plus argumenter ou d’argumenter sans proposer des références consultables et comparables, voire se réfugient dans les limbes d’un ésotérisme de façade appuyé sur un verbiage et une sémantique volontairement absconse afin de ne pas se sentir à l’étroit dans des théories qu’ils ne savent jamais expliquer clairement, pour ma part je ne veux ni me tromper de voie, ni entraîner quiconque sur des chemins de fortune.

Après tout, le gnosticisme ne devrait pas être obligé de se cacher si ce qu’il prône est digne d’intérêt.

C’est pourquoi après avoir été quelque peu déçu, voici quelques années, par une première tentative d’incursion dans ce secteur de la spiritualité — notamment en lisant le travail de Henri-Charles Puech[1] — j’ai décidé, cette fois, d’être plus exhaustif et de faire sérieusement le tour du sujet de la période apparente de son apparition jusqu’aux plus récentes publications.

La Gnose, qu’es acco ?

Selon les périodes et les auteurs la gnose s’est vue attribuer des origines variées : chrétienne tout d’abord dès le IIe siècle, puis juive quand il s’est avéré que ceux que l’on qualifiait de gnostiques rejetaient la Torah et même préchrétienne, voire orientale quand on croyait découvrir des textes gnostiques considérés comme préchrétiens. Charles-Henri Puech précise même qu’il y a autant d’Églises gnostiques que d’évêques !

Dans son ouvrage[2], François Decret dit d’elle : « À la différence de la connaissance rationnelle et discursive, qui aboutit au concept et opère par déductions et propositions théoriques, la gnose, qui échappe aux mécanismes de la logique et à ses démarches spéculatives, propose son enseignement sous forme de mythe. » Ainsi la connaissance acquise dans la gnose serait en fait acquise par une sorte d’intuition sans base logique et incapable de se plier à l’argumentation rationnelle.
Pourtant, bien des courants de pensée et bien des religions se sont vues classées dans la gnose alors qu’elles proposaient au contraire une connaissance logique et rationnelle. Dans le christianisme, le marcionisme, le paulicianisme et le catharisme pour ne citer qu’eux furent victimes de cette classification manifestement erronée puisque justement leur argumentaire était fondé en logique et rationalité et que la connaissance à laquelle ils ouvraient était même parfois plus cohérente et logique que celle de l’Église de Rome.

Il faut donc chercher ailleurs une définition de la gnose qui soit acceptable. Simone Pétrement[3] propose de chercher les origines de la gnose chez Paul : « Si ce renversement s’est produit dans et par le christianisme, la crucifixion du Christ, la théologie paulinienne de la croix est une réponse. La condamnation d’un juste est une condamnation du monde, un jugement sur le monde. » Cette analyse, pour pertinente qu’elle soit, pose néanmoins un problème. En effet, la lecture des évangiles et des Actes des apôtres montre clairement que cette conception est déjà présente, notamment quand Jésus affirme son rejet des obligations de la Torah concernant le sabbat ou quand il affirme aux juifs que leur père est le diable. Donc, si même en dehors de l’Évangile selon Jean, on trouve des indications d’une opposition à la Torah dans d’autres évangiles, cela veut dire que cette interprétation est entièrement chrétienne et ne peut constituer une base pour le gnosticisme. Ou alors il faudrait laisser entendre que la gnose est une partie du christianisme.


Effectivement, Simone Pétrement a raison quand elle voit dans le christianisme paulinien et johannique le ferment de la gnose mais elle omet de franchir le dernier pas quand elle continue à penser que la gnose est sortie du christianisme pour mener une existence propre.


Dès lors comment peut-on comprendre la gnose ? Si les pères de l’Église (Clément, Origène, Irénée) ne font aucun obstacle à reconnaître l’origine chrétienne de la gnose, c’est tout simplement parce qu’elle l’est d’évidence. Sinon ils auraient sauté sur l’occasion de le signaler. Ce qui les intéresse bien davantage c’est de dissocier la gnose du christianisme qu’ils défendent, et c’est là qu’il faut chercher la clé de la compréhension de la gnose. Ce n’est pas une hérésie chrétienne qui s’est extériorisée, mais une voie chrétienne originelle et authentique que l’on a cherché à tout prix à exclure du christianisme que l’on voulait rendre uniforme et entièrement soumis à l’approche catholique de Jérusalem et de Rome. Ce christianisme déchu est celui de Damas et d’Antioche, c’est le christianisme porté par Paul dès la première moitié du premier siècle et confirmé par les adeptes de Jean dès la fin de ce siècle. Aussi, quand Marcion et Valentin vont venir raviver et amplifier ce schisme initial en le présentant comme le seul christianisme authentiquement valable, la seule solution sera de les exclure en donnant à cette doctrine un autre nom et en lui cherchant des origines douteuses, mais cela n’empêchera pas Marcion de constituer son Église et de la faire prospérer au-delà de tout ce qui était imaginable dans un monde où l’Église de Rome ne disposait pas des moyens de la museler. Il me semble probable que, contrairement à Marcion, Valentin ait pu voir dans cette option extérieure au christianisme une voie possible et souhaitable qui lui permettait de recréer une cosmologie propre à sa conception des choses. Mais cette éventuelle dérive resta très modérée et ce n’est que beaucoup plus tard que les disciples de Valentin développèrent cette conception en créant un Plérôme pléthorique et finalement très anthropomorphique.


Donc la gnose est en fait une création ex nihilo destinée à combattre un schisme qui bénéficiait en Paul et Jean d’un support scripturaire autrement plus dangereux que la tradition orale. Cela permettait de l’évacuer du christianisme sans avoir à combattre sérieusement ses théories, largement validées dans les textes chrétiens qui allaient constituer le canon, tout en favorisant le rejet des fidèles et ce d’autant plus quand les valentiniens s’en emparèrent pour en faire de fait une nouvelle religion, chose que n’auraient jamais espéré les pères de l’Église dans leurs rêves les plus fous.

La Gnose ; essai de définition et recherche d’origine

La seule définition que l’on a de la Gnose est celle qu’en donnent les Pères de l’Église de Rome. Sont considérés comme gnostiques ceux qui nient que ce monde puisse être la création du Dieu d’Abraham et de Moïse, qui réfutent que Jésus se soit incarné par Marie et qui rejettent la Sainte Trinité. En clair sont gnostiques ceux qui ne sont pas catholiques romains.

S’il n’est pas étonnant de voir des responsables de l’Église chrétienne catholique et apostolique romaine chercher à évacuer du christianisme ceux qui ne partagent pas leur opinion, il est surprenant de voir ces exclus se satisfaire de cette situation, voire de l’amplifier.

En fait cela est dû à la contraction temporelle que nous subissons quand nous étudions ce sujet.

En effet, les premiers à s’être vu nier le droit d’être chrétiens n’ont jamais accepté d’autre appellation que celle de chrétiens et c’est bien plus tard que leurs disciples ont parfois décidé de faire de cette exclusion une sorte de tremplin pour proposer une nouvelle approche religieuse qui va, très rapidement, retomber dans les travers du judéo-christianisme.

Mais le phénomène s’est en quelque sorte emballé quand la Gnose s’est attribuée également le quasi-monopole de la connaissance. En effet, le terme de gnostique fut alors utilisé dans d’autres religions pour rejeter ceux qui ne suivaient pas le dogme principal et qui prétendaient à la connaissance. En fait, il est clair qu’aucune religion ne revendique d’être ignare, mais ce terme de connaissance (gnosis) est l’arbre qui cache la forêt d’un rejet doctrinal disparate selon les religions qui cherchent à l’appliquer à des opposants qu’il est difficile de contredire.

Je pense qu’il faut donc suivre, au moins partiellement, Simone Pétrement quand elle dit que le gnosticisme est d’origine chrétienne car aucun document ne permet de le dater antérieurement à la seconde moitié du premier siècle et, même le plus souvent, au début du deuxième. Les documents qui furent mis en avant pour lui donner une plus grande antériorité s’avèrent, à l’occasion d’études philologiques ou théologiques, être eux-mêmes fort douteux ou postérieurs au christianisme. En outre, les critères de définition de la Gnose sont clairement chrétiens.

Enfin, on remarque que les opposants à la Gnose n’hésitent pas à y inclure des auteurs et des textes canoniques chrétiens tant leurs arguments les y obligent au risque d’être critiqués compte tenu des critères qu’ils utilisent. Ainsi voit-on Paul de Tarse et Jean l’évangéliste traité, au mieux, d’inspirateurs de la Gnose et, au pire, de gnostiques eux-mêmes. Or, effectivement, Paul de Tarse et Jean l’évangéliste sont les premiers à rappeler que le message christique n’est pas judéo-chrétien. Paul n’utilise d’ailleurs jamais le terme Jésus qui fut rajouté à ses lettres par Clément de Rome lors d’une des multiples interpolations que subirent les textes de celui que Tertullien qualifiait d’apôtre des hérétiques, mais dont la diffusion de la pensée interdisait de les rejeter du canon comme le furent les travaux de Marcion.

Par contre, Paul ne poussa pas sa pensée jusqu’à exclure formellement le Dieu de la Torah, Yahvé, du statut de Dieu unique. Cela explique que Valentin et Marcion qui vinrent après Paul et à une époque où le pagano-christianisme triomphait — après la chute de Jérusalem et surtout après le recentrement du judaïsme pharisien à Yavne, qui signa la fin du christianisme juif des ébionites — purent choisir de rester dans une voie médiane ou de se radicaliser. Là où Valentin faisait encore du démiurge un être subordonné à Dieu, Marcion choisit de le rattacher à un autre principe différent du Dieu bon. Cela ne peut manquer de nous rappeler que les cathares étaient eux-mêmes divisés sur ce point entre les monarchiens et les dyarchiens.

La Gnose ou les gnoses

Après Valentin, dont l’approche religieuse semble avoir cherché à maintenir des ponts avec le catholicisme, ses disciples firent le choix de la rupture dont le gnosticisme est la forme la plus développée. On trouve là une sorte de nouvelle religion qui reprenait beaucoup d’éléments préexistants dans les religions polythéistes. D’une certaine façon, en voulant rompre avec une situation donnée à une période précise, ils semblent être revenus à une situation antérieure. Nous avons un autre exemple de ce comportement avec l’instauration du culte de l’Être suprême par Robespierre qui voulait ainsi contrer les Hébertistes et leur culte de la Raison tout en stoppant l’athéisme révolutionnaire de la Terreur, mais en maintenant un contrôle de l’État sur la population pour éviter la rechute dans le catholicisme jugé abêtissant. L’Être suprême venant compenser la recherche d’un dieu par la population, s’appuie sur Aristote qui formulera une entité supérieure sous la forme de principe. Une façon de vouloir aller de l’avant en revenant en arrière !

Aujourd’hui il faut comprendre la Gnose comme une connaissance intime acquise, en partie par une intuition et en partie par l’acquisition de savoirs, dont la maîtrise permet d’accéder à une révélation personnelle qui conduit à une voie spirituelle qui n’est pas forcément formalisée dans une religion. Mais cela englobe également les voies spirituelles religieuses.

Donc, tout un chacun peut suivre une gnose différente de celle des autres, et en cela on en revient à la définition de Charles-Henri Puech, car à l’extrême chaque diffuseur de pensée spirituelle constitue une gnose spécifique. On comprend mieux ainsi la sous-titre de l’ouvrage d’Irénée de Lyon, Contre les hérésies, qui dénonce les gnoses au nom menteur, puisqu’il était persuadé que la sienne — la gnose catholique — était la seule valable. Ainsi, après avoir servi à exclure du christianisme romain les autres chrétiens, la gnose devient désormais une valeur ajoutée d’un courant de pensée spirituelle ou religieuse.

Tous gnostiques ?

Dans l’absolu, la réponse est positive. Quand on dispose de savoirs, même s’ils se limitent à très peu de documents, sur lesquels on a basé une démarche spirituelle associée à une foi, qu’elle soit individuelle ou qu’elle regroupe des foules, on est gnostique dans la mesure où cet ensemble constitue une connaissance, c’est-à-dire une gnose.

Certains sont gnostiques tout seul sur des bases réduites à quelques documents qui les ont fortement impressionnés et d’autres sont gnostiques en groupe, ce qui les rassure, et dispose d’un ensemble documentaire impressionnant dont tous les ouvrages les aident à construire leur connaissance.

Les cathares étaient donc des gnostiques dans le sens que je viens d’expliquer et non dans celui qui transparaît dans les dictionnaires ou chez leurs adversaires. Ils étaient gnostiques chrétiens, car leurs savoirs venaient de documents écrits et développés par des chrétiens, même s’ils ne sont pas tous issus du canon judéo-chrétien et que c’est sur cette base et avec leur foi qu’ils ont élaboré leur connaissance logique et cohérente. Mais les traiter de gnostiques en raison des différences évidentes entre leur connaissance et celle des judéo-chrétiens n’est qu’une façon moderne de les ostraciser faute de pouvoir contester efficacement leurs arguments.

Et vous ? Sur quoi avez-vous bâti votre connaissance ? Vos bases sont-elles solides ou fluctuantes ? Votre foi est-elle réelle ou passez-vous votre temps à vous questionner sans raison, notamment sur des points qui ne sont que des conventions et non des vérités, comme la cosmogonie ? Voilà les questions que vous devez résoudre avant de vous inquiéter de savoir si vous pouvez vous intégrer à une religion ou si vous ne devez pas préférer être votre propre « Église ».

[1]. En quête de la gnose, Henri-Charles Puech. Bibliothèque des sciences humaines, NRF, éditions Gallimard, Paris (1978).

[2]. Mani et la tradition manichéenne. François Decret, éditions du Seuil 1974 (Paris)

[3]. Le Dieu séparé, les origines du gnosticisme. Simone Pétrement, éditions du Cerf 1984 (Paris), ré-édition en 2012.

15e dimanche du temps ordinaire

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Exposition à Lavelanet du 3 au 15 août 2024

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Exposition à Lavelanet du 3 au 15 août 2024

Affiche de l’expo.

Cette exposition sera l’occasion pour Annie Cazenave (Dre en Histoire de l’art, Dre en Histoire, ancienne chercheuse au CNRS), Anne Brenon (Archiviste paléographe, ancienne directrice du Centre d’études cathares-René Nelli, auteure de nombreux livres sur le catharisme) et Jean-Louis Gasc (auteur de livres sur les cathares et Montségur, photographe, ancien guide-conférencier à la cité médiévale de Carcassonne), de tenir des tables-rondes pour faire le points sur les nombreuses activités négationnistes anti-cathares qui ont fleuri ces dernières années.

Saint-Thomas, apôtre

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13e dimanche du temps ordinaire

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Solennité des saints Pierre et Paul

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Nativité de saint-Jean baptiste

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12e dimanche du temps ordinaire

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La vie, la mort et le cathare

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La vie, la mort et le cathare

Quand on souhaite parcourir le chemin difficile et brumeux qu’est l’engagement de non-violence absolue, il ne manque pas de sujets qui réservent des situations apparemment inextricables. Peut-on les résoudre ou doit-on les fuir ? Sont-elles solubles ou ne génèrent-elles pas plus de problèmes qu’elles n’en résolvent ?

La vie, la mort. Ces termes sont d’une complexité inouïe. Car en fait, ils recouvrent des acceptions très différentes selon la façon dont on les examine et selon l’esprit qui les examine. De là, comment faire pour adapter ses choix de vie à une situation si mouvante ?

Il y a deux moments essentiels dans le parcours terrestre de chacun d’entre-nous : la naissance et la mort.

Bien entendu, pour des raisons biologiques évidentes et démontrées, il nous est impossible de conserver le souvenir de notre naissance. Mais, bon nombre auront la chance de pouvoir « vivre » leur mort avec une agonie plus ou moins longue et plus ou moins sereine.

La vie

Déterminer ce qu’est la vie pourrait aider à comprendre quand elle commence et, par là ce que l’on peut faire ou ne pas faire. Dans un projet de non-violence, la violence extrême consiste à empêcher la vie ou à la supprimer. Mais, elle est aussi de la rendre invivable en raison des souffrances qu’on provoque par action ou inaction.

Aujourd’hui, bien malin qui pourrait nous dire ce qu’est la vie et, par conséquent quand elle commence. Il faut lui adjoindre des adjectifs si l’on veut la qualifier. La vie consciente, la vie intelligente, la vie végétative, etc. sont compréhensibles éventuellement mais, pas la vie.

Définir quand commence la vie permet de déterminer ce qui la précède et ce qui la suit. Un œuf fécondé est-il une vie et un coma végétatif irréversible est-il encore de la vie ? Nous constatons que, même les plus acharnés défenseurs de la vie sont incapables de cohérence en ce domaine. En effet, les mêmes qui luttent bec et ongles contre l’avortement tolèrent, acceptent, voire encouragent le prélèvement d’organes sur donneur cliniquement mort.

Certains croyants considèrent que Dieu donne une âme dès la conception alors que pour d’autres la vie commence à la naissance. C’est aussi pour accomplir les desseins de leur Dieu qu’ils rejettent la contraception puisqu’elle empêche la vie d’apparaître.

Choisir entre deux vies est très difficile. Quelle vie est supposée préférable à une autre ? Empêcher la conception revient à favoriser le droit de choisir le moment où l’on se sentira le plus à même d’accueillir une vie dans de bonnes conditions. Ne vaut-il pas mieux faire deux heureux plus tard que deux malheureux tout de suite ? Interrompre une grossesse non désirée pour tout un tas de raisons obéit à la même logique.

Pour moi, ce qui doit dominer est la préférence donnée à la certitude sur la supputation et à la souffrance avérée sur la souffrance putative. En clair, je veux bien courir le risque de pécher par erreur ou méconnaissance mais, certainement pas par excès de lâcheté, surtout s’il est motivé par une prudence excessive destinée à me protéger moi plus que l’autre.

Interruption de grossesse

Comme je suis incapable de définir la vie humaine avant qu’elle ne se soit accomplie par une naissance, je considère donc qu’avant la naissance, il n’y a pas d’autonomie de l’individu qui n’est ainsi qu’une sorte d’« excroissance » maternelle à laquelle je ne peux donner la capacité de nuire à celle qui la porte. C’est pourquoi, dans l’attente de certitudes concernant la vie humaine avant la naissance, je laisserai toujours la priorité à la vie de la mère, car elle me semble autonome et accomplie, plutôt qu’à celle d’un être vivant putatif car, ni autonome, ni accompli. Donc, quel que soit le terme de la grossesse, l’interruption me semble légitime en cas de risque vital ou sanitaire grave pour la mère et — dans un cadre juridique qui me semble actuellement raisonnable —, je soutiens également l’interruption de grossesse pour raisons personnelles de la mère quand le terme n’est pas trop avancé. Je ne cherche ni à donner des justifications scientifiques à mon choix, car il n’y en a pas qui ne soit pas accessible à la critique, ni à fuir mes responsabilités de citoyen.

Si l’on veut réduire les interruptions volontaires de grossesse (IVG), que l’on se donne les moyens d’en combattre les causes objectives et d’en assumer les conséquences prévisibles. Dans l’attente de ce « paradis terrestre » je fais au mieux avec ce qui m’est accessible en connaissances et en moyens.

La fin de vie

De la même façon, la fin de vie pose problème. Que faut-il privilégier ? La durée ou le confort ? Faut-il abréger une vie ou la laisser durer ce qu’elle doit durer ?

Là encore, ni la science, ni la philosophie ne nous aident vraiment. J’ai vécu des périodes professionnelles moins faciles à gérer qu’aujourd’hui sur le plan professionnel. Cela m’a donné une certaine expérience dont je me sers pour agir au mieux de ma conscience.

La fin de vie fait intervenir deux problématiques : la souffrance physique et la souffrance morale. Nous disposons de très bons moyens d’enrayer la première de façon suffisamment efficace pour le rendre tolérable tout en permettant le maintien d’une activité relationnelle compatible avec l’agonie et ses valeurs, tant pour celui qui part que pour ceux qui restent. Concernant la souffrance morale, elle est liée pour une part à la souffrance physique qui renvoie à un sentiment de déchéance et de déshumanisation. En traitant cette dernière on améliore la première. Pour le reste, elle dépend du relationnel du mourant, des nécessités qu’il ressent avant de se laisser aller, de possibles troubles psychologiques, de la qualité de la communication avec ses proches et les soignants et de facteurs psychologiques personnels. Autant dire qu’une approche psychologique bien gérée peut fortement aider au bon déroulement de l’agonie et peut même procurer un véritable bien-être aux personnes concernées qui ne savent pas comment aborder cette période dans un monde où la mort n’est plus vécue en famille mais à l’hôpital.

Ce tableau ne peut se réaliser qu’avec le soutien de structures et de personnes compétentes et motivées, ce qui renvoie au problème des moyens de la santé en France. Néanmoins, le manque de moyens n’est pas un argument justifiant le recours à des méthodes plus expéditives car moins contraignantes. L’agonie est aussi essentielle à la famille qu’au mourant lui-même. Les en priver serait terrible. Le recours aux moyens techniques et psychologique doit donc être sous-tendu par cette volonté de favoriser une bonne agonie. À l’approche immédiate de la mort, rien ne justifie de la brusquer et, à distance, les choix exprimés sont loin d’être univoques.

C’est pourquoi je rejette toute idée d’euthanasie mais je ne regarde pas aux effets secondaires de thérapeutiques efficaces et justifiées par l’état du patient. Mais la société, désireuse d’avoir un contrôle total sur la vie, en vient à légiférer sur la mort. Cela me pose des problèmes d’éthique, car il me semble très difficile, voire impossible, de fixer des cadres qui soient sûrs et qui garantissent que des considérations financières, sociales, voire politiques ne viendront pas les transgresser.

La mort

D’un point de vue médical, le cerveau est l’organe central, donc la perte de conscience est vécue comme une perte notable d’humanité et l’impossibilité de la reprise d’une vie consciente et communicante (corticale donc), est considérée comme l’antichambre de la mort. C’est le critère qui autorise à entamer les démarches en vue d’un prélèvement d’organes.

 La loi a souvent varié sur le sujet et devrait continuer à s’adapter dans le futur. Je vis cela comme un pis-aller. Faute de savoir réparer ce qui ne fonctionne pas correctement sur un individu, nous ne savons que prendre des éléments sains d’un autre qui vient de mourir en pleine santé. C’est frustrant, désespéré et d’un rendement minable mais, nous n’avons pas d’autre choix à l’heure actuelle. Je ne vois donc rien de problématique à accepter ces pratiques et à participer à un acte qui va se solder par un arrêt cardiaque que je provoquerai au moment du prélèvement. Pour moi, l’être humain est déjà mort bien avant cela.

Même s’il l’on n’est pas croyant, cette expérience représente un moment essentiel afin d’espérer accéder à des informations uniques.

Mais pour le croyant les choses sont encore plus profondes. La plupart des religions font de la mort un temps intermédiaire entre deux mondes. Certains pensent même qu’elle peut être un temps d’introspection avant de renaître dans un autre corps afin de poursuivre dans l’expérience de la vie une sorte de purification nécessaire à la fin des renaissances.

Qu’elle soit considérée comme la fin de tout ou comme un passage vers une autre vie ou un autre monde la mort revêt une importance considérable alors même que la plupart des gens passe sa vie à essayer de l’ignorer voire à la nier.

On est beaucoup moins précis concernant quand commence la vie.

Le point de vue cathare

La doctrine cathare amène à considérer ces temps et événements de façon un peu particulière.

Pour nous la vie est en fait le temps pendant lequel l’esprit-saint est maintenue dans sa prison charnelle qu’il doit apprendre à surmonter s’il veut se libérer des cycles de transmigration lorsque son corps mourra. L’intervention humaine sur la vie n’est répréhensible que s’il s’agit d’user de violence sur une vie avérée. Cela interdit donc les violences faites aux autres, mais aussi les violences sur soi, y compris le suicide ou l’euthanasie demandée. Concernant les cas de contraception et d’interruption volontaire de grossesse, les cathares ne sont pas concernés et tout émission d’un avis relèverait d’un jugement. Dans un cadre de conseil, il est évident qu’il vaut mieux prévenir que devoir intervenir. Donc les cathares conseilleront toujours la contraception à l’IVG, notamment pour le bien-être et la santé de la femme concernée.

Je rappelle que pour les cathare l’infusion de l’esprit-saint prisonnier se fait à la naissance et non à la conception. Mais cela est sans intérêt puisque le corps est d’origine maligne et non divine.

Concernant la mort, les cathares s’interdisent de la provoquer, mais souhaitent la vivre en pleine conscience pour parachever leur cheminement spirituel dans l’espoir du Salut. Le devenir du corps leur importe peu et ils s’en remettent aux règles en vigueur là où ils vivent pour en disposer.

Un point important qui diverge des pratiques médiévales est que les cathares sont convaincus que le Salut n’est pas réservé aux cathares consolés, mais que tout être humain qui a profondément et durablement élevé sa part spirituelle au-dessus du mondain peut en bénéficier. Par contre, la cérémonie du sacrement de la Consolation ne saurait rien garantir si elle intervient au dernier moment chez un individu qui n’a pas manifesté une attitude permettant de penser qu’il a réellement effectué son chemin spirituel. Donc, la Consolation au mourant nous semble relever d’accommodements qui avaient une justification à l’époque et qui ne sont plus justifiés aujourd’hui. Ce qui n’empêche pas de répondre favorablement à toute demande de soutien face à la mort que nous demanderait un agonisant, qu’il soit sympathisant, croyant ou consolé cathare ou pas. Ce soutien pouvant s’effectuer de toutes les manières que rend possible l’état des outils technologiques disponibles.

Le cathare face à la mort

Il y a plusieurs façons d’appréhender la mort. Il y a aussi plusieurs façons de considérer sa mort.

D’un point de vue technique et pratique, la plupart d’entre-nous s’interroge sur ce qui précédera l’instant final, car la mort étant inéluctable il est vain de la craindre en tant que telle. Mais la conscience de la fuite de la vie et les souffrances physiques et psychiques sont des points qui peuvent nous inquiéter.

J’y ajoute un point qui n’est pas forcément dans tous les esprits : comment sera mon corps à l’instant de la mort, c’est-à-dire comment serai-je retrouvé par ceux qui me découvriront mort les premiers ? Quand une forte dégradation du corps intervient, les proches ont du mal à conserver une image positive du défunt, au point qu’il arrive souvent au secours ou aux soignants d’interdire l’accès au corps avant qu’il ait été pris en charge par les services funéraires en demandant à la famille de conserver l’image mentale la plus positive possible au lieu d’être marqué durablement par une vision de déchéance extrême.

D’un point de vue philosophique et intellectuel, nous espérons tous une mort créant une charnière entre un état de vie conscient et éclairé et une mort ne permettant pas la déchéance physique et mentale. Malheureusement, nous savons que bien des personnes passent par cette déchéance dont la représentation la plus connue et la plus inquiétante est la maladie d’Alzheimer qui donne à voir une destruction psychique préalable à la destruction physique. Mais cela revient à se demander ce que nous pensons être en réalité. Un corps ou un psychisme construit par une vie de relations et de choix ? Dans ce dernier cas, il me semble que ce qui compte est de concevoir cet état comme une sorte de coma irréversible où le corps subsiste alors que la vie n’est plus là.

D’un point de vue spirituel, ce qui me semble important c’est de voir la mort comme une étape sur un cheminement qui n’est pas encore terminé ; un passage d’une nouvelle porte ouvrant sur un autre cheminement.

Je ne sais rien de ce que sera ce chemin et j’espère simplement qu’il ne me ramènera pas, une fois encore, à retrouver les barreaux d’une nouvelle prison charnelle. Que sera ce moment qui marquera, je l’espère, la fin de mes efforts en ce monde et qui, de fait, marquera la fin du temps et de toute sensation ?

J’aspire à un état détaché de tout dont je ne sais rien et dont je ne peux rien entrevoir faute d’avoir la mémoire de ce qu’il fut avant ma chute en cet enfer, mais je suis intimement convaincu que cet état sera au-dessus de tous mes espoirs. Cela s’appelle… la foi me semble-t-il !

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